3 questions à … Pierre Brasseur
Quels sont les événements ou les rencontres à l’origine de votre roman ?
A l’origine d’Attentifs ensemble, il y a eu des promenades en banlieue parisienne, où je venais de m’installer. J’ai particulièrement arpenté ces zones auparavant industrielles où les grandes entreprises établissent leur siège, notamment dans l’ancienne banlieue rouge. Le paysage est impressionnant : au milieu de quartiers de HLM et de commerces bon marché, on voit se dresser des immeubles de verre et de fer, d’où sortent des cadres en petit costume qui s’empressent de fuir vers le RER pour rentrer chez eux. En plus, ces lieux sont sévèrement sécurisés, avec des vigiles, des caméras de surveillance et des portiques modernes qu’on ne franchit qu’avec un badge.
J’ai voulu montrer cette juxtaposition de l’ancien et du nouveau, du peuple et des cadres supérieurs, qui ne se fréquentent jamais. Et j’ai voulu briser cela, en tenant compte de tous ces systèmes de sécurité : la seule solution pour agir sur ces sièges d’entreprise, c’est d’agir à l’extérieur, en pleine rue – d’où mes personnages qui y enlèvent des cadres moyens, une fois passés les portillons.
En même temps, je suis parti de certaines évolutions de la France depuis une vingtaine d’années : l’obsession sécuritaire, le pouvoir croissant des multinationales, mais aussi la novlangue Macroniste et managériale (c’est quasiment la même), selon laquelle les patrons seraient pragmatiques et bienveillants, ce qui est aussi ridicule que de dire que Macron est centriste ou progressiste. Attentifs ensemble s’amuse de cet novlangue, par exemple quand ses personnages se prétendent gaullistes
Comment résonne dans votre livre et en vous, « Résistance(s) ! résilience ? », le thème 2020 du FIRN ?
La résistance est un thème central d’Attentifs ensemble, puisqu’il met en scène un groupe d’activistes nommé Front Républicain Populaire (FRP, en référence aux FTP comme au MRP gaulliste), qui s’oppose à certaines évolutions sociales : la financiarisation ; la relégation urbaine ; l’esprit sécuritaire ; etc.
En même temps, résister ne suffit pas, parce qu’au mieux, on évite alors que la situation se dégrade. Mes personnages cherchent donc des moyens d’avancer de nouveau, de renouveler l’action politique. Ils contournent les dispositifs de sécurité, font leur propagande par des vidéos en ligne, détournent le langage et les certitudes…
Ils résistent donc au sens de 1943, avec le désir que le monde progresse ; et comme en 1943, les résistants sont appelés terroristes par la police et les médias.
Mes personnages déclarent même que les pouvoirs et les partis qui dominent aujourd’hui en France ne sont même plus républicains, puisqu’ils seraient soumis aux pouvoirs financiers. Cela justifie, pour eux, d’agir dans l’illégalité, quoique sans violence. Ils ne sabotent même pas de caténaires.
Pour autant, la résistance est ici un mythe, un souvenir lointain, avec une idéalisation excessive du Général de Gaulle. En outre, notre époque est trop pessimiste, et l’avenir semble sombre. Ce pessimisme se mêle dans Attentifs ensemble à la générosité des personnages, à leur humour, à l’imagination de leurs actions et de leurs vidéos.
Leurs chances de succès semblent donc faibles, hélas. La seule solution pourrait être de se replier dans un lieu de résilience, comme la ferme de l’Yonne où ils se rendent régulièrement. Mais ce lieu aussi est fragile et l’autarcie paraît impossible.
Le roman noir suffira-t-il à sauver le monde ?
Non. Le roman noir ne sauvera personne. D’ailleurs, je n’aime pas trop le verbe « sauver » : il sent un peu trop l’évangélisme.
Dans certains cas, le roman noir peut même contribuer à aggraver les choses, par exemple s’il suit le schéma classique : un crime est commis, les flics enquêtent et trouvent les coupables, et alléluia ! l’équilibre du monde est rétabli, l’Ordre règne à nouveau. C’est pour cela qu’Attentifs ensemble place les flics au second plan, et préfère suivre des paumés, des francs-tireurs imaginatifs qui aiment bien se moquer de l’ordre établi.
Et puis, s’il cherchait à sauver le monde, cela voudrait dit que le roman noir poursuit un but politique, qu’il a une fonction démonstrative. Or une fiction, ce n’est pas un essai. Asservir la littérature à un objectif, c’est la première marche vers le stalinisme. De leur côté, les personnages d’Attentifs ensemble se prétendent gaullistes : c’est dire que l’humour, l’imagination et la provocation sont le plus important, et que le roman noir aide un petit peu à rendre le monde plus drôle, donc plus vivable.